nues et piédestaux

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jeudi 30 décembre 2021

Lectures féministes

Je termine (il était temps) la lecture réjouissante (je dirais même euphorisante) du fameux Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet (Zones, La découverte, 2016). Je pense sincèrement que ce livre mérite d’être lu à bien des titres.

Comme un certain nombre de réflexions me sont venues à sa lecture, je me décide à rédiger cette petite note.

Si la partie historique introductive du livre est assez synthétique, il me semble qu’elle aborde le cas des procès de sorcellerie de façon un peu biaisée. Pour m’être renseigné un peu sur le sujet je voulais nuancer quelque peu certains passages.

  1. Page 13, l’autrice parle de “crime de masse” pour qualifier les exécutions de sorcières. Elle évoque pourtant 11 pages plus loin une estimation moyenne de 100 000 victimes sur près de trois siècles en nuançant avec les victimes non recensées. Les spécialistes évoquent souvent ce chiffre pendant la période allant de 1480 et 1560, “l’âge d’or” des procès en sorcellerie en Europe peuplée alors d'environ 65 millions d’habitants (l’article de Wikipedia donne 60 000 comme estimation des victimes).
    Si on rappelle que 10 à 15% des victimes étaient des hommes, il me semble un peu exagéré de qualifier une pratique systémique de crime de masse, même si ces victimes sont plus nombreuses dans la même période que les exécutions pour tout autre accusation (hérésie, vol, etc.). La brutalisation des conflits de l’époque et les guerres de religion auront fait dans des périodes similaires bien plus de victimes
     
  2. Si la thèse de l’autrice est que ces femmes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes (indépendantes, fortes, âgées, isolées, etc.), il serait intéressant de contrebalancer des cas d’exécutions d’hommes tués parce qu’ils étaient des hommes. Tout au long de l’histoire, quantité de massacres ont été opérés sur des hommes triés dans la population, lors des grandes invasions, des sacs de ville, des guerres, (Rome, Brescia, plus récemment Nankin ou même Srebrenica), pas forcément parce qu’ils étaient des soldats ou des guerriers mais parce qu’ils avaient le potentiel de le devenir. Il n’est évidemment pas question de compter des points ou de comparer les sexes sur leur taux de victimisation surtout que l'oppression des femmes a pris bien d’autres chemins.
     
  3. L’autrice omet de préciser que 50 à 60% des accusateurs des sorciers et sorcières étaient des accusatrices. Beaucoup de procès sont intentés par des femmes contre d'autres femmes. Si la sororité en pâti, l’accusation n’est pas toujours le fait d’hommes (même si évidemment les juges et les bourreaux le sont). Comme la pratique superstitieuse baigne les sociétés de l’époque, ce sont même parfois les guérisseuses qui sont accusées de sorcellerie par leurs ancien·ne·s client·e·s sur des motivations bien humaines de jalousie ou de rivalité.
     
  4. On oublie que parfois, baignant dans cette société superstitieuse, les femmes et les hommes accusés de sorcellerie étaient parfois convaincus de leurs propres pouvoirs et donc de leur culpabilité. Guérisseurs, rebouteux, l’usage des sorts, breuvages ou autres pratiques magiques, invoquant même parfois les saints de l’église.Cela n’excuse en rien les persécutions qu’iels ont subies mais relativise la gratuité des accusations.
     
  5. Pas de trace non plus dans le livre des figures féminines “magiques” positives contemporaines à celles des sorcières. Fées, magiciennes, muses, allégories féminines diverses, saintes… C’est d’ailleurs l’époque du développement du culte marial, un symétrique de femme parfaite (elle ne fait pas l’amour et se voue à son enfant) en opposition à la sorcière. Ces figures sont certes souvent asexuées, sages, soumises, dociles, moins glamour, mais elles existent. Tout comme existent à cette époque des femmes de pouvoir, nobles, reines, guerrières - bien qu’en petit nombre.
biais de confirmation ?

Ces oublis me paraissent relever du “cherry picking” ; recenser les faits qui vont dans le sens de sa démonstration en omettant ceux qui la tempèrent.

J’ai trouvé aussi un peu troublant dans le livre le mélange des sources (très nombreuses) citées dans le livre, qui accumule pêle-mêle des anecdotes, des propos rapportés, des sources historiographiques et des œuvres de fiction. S’il est indiscutable que les séries télévisées ou les romans expriment les préoccupations et mentalités de l’époque qui les voit naître, cumuler parfois dans un même paragraphe des citations historiques et fictionnelles me paraît déconcertant voire manipulateur, pour le moins parfois anachronique.

Tout comme qualifier de “haineux” les portraits de femmes par des peintres du XVe (p. 36) me paraît injuste ; Metsys a représenté dans son œuvre plus d'hommes grimaçants que de femmes (souvent élégantes et à égalités des hommes) et les allégories de Baldung ne me paraissent pas particulièrement à charge.

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Hans Baldung, Deux sorcières et les trois âges de la vie, portraits "haineux" ?

Enfin il y a quelques références anti-nucléaires à la fin du livre et un positionnement vaguement anti-science qui me dérangent un peu.
La sorcière est définie comme la femme d’expérience, qui manipule avec efficacité plantes et remèdes en opposition à une médecine défaillante. Certes, à l’époque de la Renaissance, le principe médical du Primum non nocere - d’abord ne pas nuire - était largement galvaudé, mais décrire la sorcière, la guérisseuse, comme détentrice d’un savoir astrologique et magique gênant pour la médecine masculine me semble du même niveau que celles et ceux qui voient de nos jours dans le “paysan” le détenteur d’un savoir séculaire immuable et sage, oubliant que ces paysans sont également les vecteurs de superstitions, sources magiques, cycles lunaires et chouettes clouées sur les portes de granges.

Pour quelques spécialistes, les procès en sorcellerie étaient le moyen pour la société de la Renaissance de se débarrasser des superstitions médiévales pour aller vers une culture chrétienne plus universelle. La peur qui s’installe enseigne la réserve et la “raison” (la raison religieuse) dans les parties reculées de l’Europe. Cette chasse aurait donc eu une valeur civilisatrice et aurait été le prix à payer pour avancer vers une société moderne.

Heureusement, Sorcières… , ne se veut pas une référence historique sur les procès en sorcellerie. Si c’est un point de départ, c’est surtout une analyse symbolique sur le regard contemporain porté sur les femmes, sur les féministes qui osent revendiquer une place d’égalité mais aussi sur les femmes âgées et le rapport à l’image de la femme diffusée par les médias et la publicité.

patriarcat et anti-conformisme

Si j’ai aimé ce livre c’est surtout parce que je m’y reconnais.
Parce que son sujet me semble surtout l’anticonformisme.
Parce que la sorcière incarne un courant de pensée qui rejette une pensée dominante, un modèle normatif.

Moi qui ne me suis jamais reconnu dans les modèles masculins véhiculés par la société mainstream, qui n’aime ni le foot ni les voitures, qui n'ai aucun esprit de compétition, artiste bobo amateur d’opéra et de musique punk, fils d’une femme, père d’une femme, enseignant d’un public à 80% féminin, je trouve rédigé dans ce livre un ode modeste et spirituel à la bizarerie, au rejet de la normalité.

Alors que ce “conformisme réactionnaire" (que je substituerais volontier au terme de “patriarcat”) est maintenu autant par des hommes que par des femmes (l’autrice y cite beaucoup de femmes réactionnaires au féminisme tout comme elle cite beaucoup d’hommes qui y sont favorables) ce livre me semble dénoncer de façon jubilatoire la soumission des femmes à une norme comportementale et esthétique dont il me paraît nécessaire de se débarrasser.

conseils bibliographiques

A mon humble avis, tous les centres de documentation mériteraient d’avoir au moins ces références dans leur fond :

- Les culottées (deux volumes) de Pénélope Bagieux : portraits de femmes de toutes époques, une vulgarisation qui permet de pallier la lacune de modèles féminins dans le savoir collectif. C’est drôle, élégant, dynamique et réjouissant. Nécessaire même.

- Ces hommes qui m’expliquent la vie de Rebecca Solnit, réflexions sur la relation du savoir et des femmes. Écrit juste après qu’un homme lui ait fait une leçon ampoulée sur un sujet dont elle était experte, l’autrice s’interroge sur le fait qu’elle se soit mise à douter un bref instant, sans aucune raison, juste parce que le rapport de subordination était porté par le contexte culturel et sexué.

- King Kong Theory, autobiographie de Virginie Despente, reflexions féministes, récit brutal et intelligent qui évoque le viol, le fait d’être une femme dans une société agressive, mais aussi la prostitution dans une sorte de manifeste court et facile à lire.

- et enfin Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, décrit ici.




 

samedi 19 août 2017

Winsor McCay à Cherbourg-Octeville

Je dois l'avouer, je suis un peu comme Watterson et Thompson, je préfère la fantaisie graphique d'Herrimann à la virtuosité de Winsor McCay. Le dessin pompier de cette sorte de précurseur du surréalisme m'a toujours laissé de marbre - comme le surréalisme d'ailleurs.

I feel the same in admiring but not loving Nemo. It's wonderfully imaginative visually, but I find the strip very thin. The setting is always more interesting than the characters.
Bill Watterson, The Art of Richard Thompson, sept 2013

Néanmoins, balise dans la bande dessinée internationale, pionnier du dessin animé, c'était bien le moins, passant par Cherbourg, que d'aller voir l'expo qui se tient encore jusqu'à octobre au musée Thomas Henry du centre ville.

L'exposition, conçue et organisée par le duo celebri-belgi-ssime Schuiten et Peeters, est perdue au fond du dernier étage du musée, après la salle des marines et sculptures du XIXe. Elle commence par une petite contextualisation du dessin de bande dessinée aux États-Unis au début du XXe avec des planches de McManus ou de Rudolph Dirks.

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On a ensuite une introduction aux dessins de Winsor McCay avec ses deux principales séries d'avant Nemo : Little Sammy Sneeze et Dreams of the Rarebit Fiend. Dans la première, toujours en demi-planches on a les débuts du caractère répétitif et du principe de déclinaison, un petit garçon qui finit toujours par éternuer et déclencher des événements.

Dans le second, McCay va décliner de manière incroyable un univers de cauchemars, de rêves démesurés et délirants. Le titre a été traduit en français en "Cauchemars des amateurs de fondue au Chester". Dans le Nord, on connaît bien le Welsh "Rarebit", spécialité locale par le biais de la proche Angleterre. Le Rarebit est une tranche de pain recouverte de fromage fondu (du Cheddar en fait). Winsor McCay imagine donc les rêves agités de personnes qui ont abusé d'un plat trop riche pour les laisser dormir tranquillement sur leur digestion. Cette série sera encore plus riche que celle de Nemo, comportant plus de 900 planches quand Nemo en accumule 546.

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Elle préfigure aussi Little Nemo in Slumberland par la fantaisie incroyable des situations imaginées.

L'expo est riche de planches originales, d'impressions originales (les couleurs étant réellement faites à l'impression sur les indications de l'auteur) et de projections d'extraits des films de McCay, avec quelques uns de ses derniers dessins de presse.

Elle est bien explicitée par de courtes vidéos de Benoit Peeters ou François Schuiten qui contextualisent la vie du dessinateur.

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Alors certes McCay était virtuose, c'était même un phénomène de foire au sens qu'il a gagné sa vie en dessinant dans des parcs d'attractions, même au sommet de sa renommée il a fait des spectacles où il dessinait en direct, c'était un performeur hors du commun, un petit homme d'un dynamisme incroyable. Il possédait à la perfection l'art de la perspective à deux ou trois points de fuite. On mesure en faisant cette exposition ce que le reste de l'art populaire lui doit, de Moebius à Miyazaki en passant évidemment par Schuiten ou par Disney et Plympton. Machines volantes, changements d'échelles, animaux fantastiques, villes labyrinthiques, poésie visuelle...

On est bien sur frappé par le sens de la mise en page des pages géantes de Little Nemo, hélas difficiles à reproduire car supportant mal la réduction. J'ai été frappé par la technique graphique de McCay, sa manière d'encrer de manière très lâchée, presque négligente dans la finesse avec ce trait plus épais qui fait ressortir les personnages et la profondeur des décors et structure la planche. La "négligence" des textes m'a aussi frappée, les bulles étant souvent mal formées, les textes collés aux bords comme si leur place était improvisées dans une surface où tout semble organisé.

L'utilisation des techniques d'impression est aussi incroyable, utilisant la séparation quadrichromique, isolant parfois le petit Nemo, seul sur la couche noire, exploitant les trames comme Chris Ware le fera, faisant des effets avec l'aide des techniciens des imprimeries des journaux.

Je n'ai pas compté mais l'expo rassemble une bonne vingtaine de planches originales, plein format. L'originalité c'est aussi que l'expo est sonorisée, de petites enceintes placées au dessus des planches diffusent une musique composée spécialement pour l'expo par Bruno Letort, des carillons tintinnabulant ou des boucles de percussions discrètes qui ajoutent à l'expérience et accompagnent la visite.

Avec l'expo Thomas Nast que nous avions vue l'an dernier à Strasbourg au Musée Tomi Ungerer, on mesure la virtuosité des dessinateurs américains, maîtres dans la représentation réaliste, exprimant avec force les principes allégoriques, les espaces à bâtir, jouant des proportions humaines. J'y vois comme une filiation avec Scott McCloud et son Sculpteur récent ou avec Chris Ware évidemment et son oeuvre si atypique. Pas forcément toujours ma tasse de thé mais bon sang que ça fait plaisir de voir tout ça en vrai !

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Ma question c'est pourquoi à Cherbourg ? Certes les commissaires font le lien avec les voyages transatlantiques partant de Cherbourg pour relier l’Amérique mais perdue dans le nez du Cotentin, ce petit bijou d'expo mériterait de se nicher dans une capitale, Paris ou Bruxelles. J'espère que le matériel pourra circuler un peu pour prolonger et élargir son public, elle le mérite et je la revisiterai avec plaisir, ma visite ayant été un peu bousculée par la pause repas du personnel.

Un luxueux livre géant a été édité, 590€ pour les amateurs, sinon le petit catalogue disponible à cinq euros reprend les textes explicatifs des vidéos et des cartels, conçu par Bernard Mahé, célèbre collectionneur de bande dessinée, éditeur et galeriste. Tout à fait suffisant.

mardi 17 mai 2016

Blutch !

 

le grand Christian

Je me permets d'exprimer ici, en même temps que ma grande admiration pour son travail, l'étonnement qui est le mien à l'ignorance que la plupart de mes étudiants ont de son existence.

Et pourtant Blutch est haut placé dans mon panthéon personnel.

 
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Son trait vigoureux et juste, ses dessins laissant voir la trace de l'outil graphique (pinceau, plume, crayon...), l'expressivité de ses personnages féminins d'une incroyable sensualité, ces hommes trapus, ces gueules griffonnées... Question virtuosité il se pose comme un dessinateur de premier plan, libérant la forme et le fond, bien plus que les Wendling ou autre Guarnido.
Pour pas mal de lecteurs de ma génération c'est un peu l'auteur qui a incarné le tournant des années 1990-2000 ses productions accompagnant la modification progressive des regards sur la bande dessinée contemporaine des médias et du grand public.

Il exprime pourtant ce parcours d'une manière lucide dans une interview

Au lycée, on m'a dit que la bande dessinée c'était le rock, Plus tard, on m'a dit que c'était le jazz. Après on m'a dit que la bande dessinée c'était le cinéma, puis de la littérature, et aujourd’hui on me dit que c'est de l'art contemporain. C'est toujours tout sauf de la BD. (1)
 
Mille sabords !
Je me souviens très précisément de son arrivée dans le mensuel Fluide Glacial. C'était par le biais d'un concours de jeunes talents que le journal a lancé au milieu des années 1980. Le premier prix était attribué à une bande dessinée de quatre ou six planches (mes souvenirs manquent de précision (2)) qui parodiait Hergé de façon intelligente et drôle : les personnages étaient des acteurs qui jouaient devant le réalisateur Georges Remy. L'histoire prenait l'exemple d'une page du Temple du Soleil (le gag du capitaine et du piment) pour développer la farce et se terminait par une interview de l'acteur glabre du capitaine Haddock à l’aéroport... Une histoire très drôle, un hommage parodique au patrimoine universel du genre, avec un dessin d'une belle virtuosité mais sans la ligne claire figée, et - déjà - des références au cinéma. [EDIT] Hé bin voila, je l'ai trouvée cette histoire, 4 pages publiées en 1988 dans le N°142 (coverture de Binet). Je les aies scannées, les voici...
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Les dirigeants du magazine ne s'y sont pas trompés en primant ce jeune dessinateur strasbourgeois qui a pris le pseudonyme d'un personnage de bande dessinée, le caporal magouilleur des Tuniques bleues : Blutch.
 
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Fraichement diplômé des arts décoratifs de Strasbourg il a intégré l'équipe de Fluide et commencé à publier des histoires avec des thèmes assez nouveaux et une liberté graphique qui m'impressionnait. Parodique encore, reprenant des univers cinématographiques - polar, western, mixés avec la culture populaire de Picsou magazine, Blutch a fait son trou et développé divers univers dont celui d'un personnage féminin ; Sunnymoon, habitante de Donaldville qui croise aussi bien le petit prince que Gene Kelly ou Paul Newmann.

Lacan, Mitchum et Pifou
Je ne vais pas recenser toute sa bibliographie - pas si large que ça - mais à chaque fois j'ai été fasciné par une liberté et une maturité dans des livres qui ont pris parfois des formes très libres ; carnets de note publiés - comme la série Mitchum parue chez Cornélius ou ses notes pour Peplum, recherches pour son adaptation du Satyricon de Vitruve parue également chez Cornelius, farces, série commerciale (Donjon), autobiographie...
Personnellement, en grand amateur d'autodérision et de Fluide Glacial, j'adore sa série Blotch dans laquelle il se représente sous les traits d'un dessinateur des années 30, vulgaire, bedonnant, hautain, veule et pleutre, un odieux réactionnaire dont l'humour se déguste au énième degré, féroce.
Évidemment il faut lire son Petit Christian, autobiographie géniale en deux volumes qui sent bon la fin des années 70, le plus accessible de ses livres, édité à l'Association, probablement le plus lu aussi de sa bibliographie.
 
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Navigant sans y être pleinement attaché parmis les grands éditeurs des années 90, l’Association, Cornelius, Dupuis (Aire Libre), Dargaud, il a peu publié si on le compare à d'autres auteurs plus prolifiques.
Dans ces dernières années, il a publié des livres assez singuliers, déroutants même, n'hésitant pas à explorer des thèmes un peu malsains ; sexualité, animalité, obsessions morbides, séparation... Avec des techniques variées, encre, crayon, rehaussés ou non, en couleur ou pas. Paru en 2014, Lune l'envers est un livre de bande dessinée qu'on pourrait rapprocher de la bizarrerie littéraire d'un Boris Vian. Blutch s'y met une fois de plus en scène comme un personnage narcissique et colérique, dans un univers à la réalité décalée.
 
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Il a aussi partiellement réalisé un épisode du film d'animation Peur[s] du noir, faisant doubler par son propre fils le gamin dévoré par des chiens dont il double le propriétaire.
Petite curiosité aussi, Blutch joue un des personnages principaux de Villemolle81, long métrage de Winchluss (Vincent Paronnaud), parodique des reportages régionaux de France 3 mélangé à un film de zombies. Il joue de façon assez convaincante le reporter servile.
 
Récemment le Pacha a été republié, si le livre témoigne bien de toute la palette de talents graphique de l'illustrateur, le thème et le livre sont trop obscurs pour que je le conseille, si vous trouvez Pour en finir avec le cinéma ou Total Jazz, un recueil de planches réalisées pour le magazine Jazzman, n'hésitez surtout pas. Peut-être que c'est aussi un auteur qui a simplement accompagné mon évolution dans l'approche de la bande dessinée, passant de Morris et Peyo à Spiegelmann et Menu. En tous cas pour moi il est important, précurseur de Larcenet ou de Blain, et je guette avec patience ses publications.
Le dernier livre publié, Vue sur le lac, éditions Dargaud, est un recueil de dessins, qui comprend entre autre des dessins publiés après le massacre de Charlie Hebdo.
 
Bref, Lisez Blutch !
 

(1) cité dans Éclaircies sur le Terrain vague de Christian Rosset, édition l'Association 2015. On pourrait reparler du travail critique de C. Rosset, ses livres sont assez passionnants même si je ne suis pas toujours d'accord avec lui. Je trouve en particulier qu'il convoque un peu trop souvent Lacan ou Deleuze dans des proses parfois ampoulées et je ne suis pas d'accord avec le rapprochement qu'il fait un peu trop souvent entre bande dessinée et Art contemporain. Une autre chose avec laquelle j'ai du mal c’est qu'il ne parle que de ce qu'il aime, une critique qu'il veut positive. Il faut donc chercher la vraie critique - celle qui dénonce - en creux, dans ce qu'il n'évoque pas, ce que je trouve un peu faux-cul. Mais il y a tellement peu de personnes qui parlent avec sincérité et intelligence de bande dessinée, qu'il ne faut passer à coté de ses émissions et de ses livres.

(2) Je pensais retrouver l'histoire dans ma collection de Fluides mais malheureusement je n'ai pas ce numéro de 1988 et je ne parviens pas à trouver les pages en ligne. Si un lecteur les a, je serais curieux de les relire et de les rappeler ici.

Petite bibliographie sélective : Blotch est paru chez Fluide, un recueil rassemble l'intégrale. Total Jazz est paru chez Cornelius, le Petit Christian chez l'Association, un coffret rassemble aussi les deux tomes, Lune L'envers chez Dargaud.

mercredi 25 novembre 2015

Halo

Faire un titre avec "halo" dedans est trop facile, me refusant de céder à la facilité, je m'abstiens.

Donc Halo.
 
Halo est une série de jeux vidéos créée par Bungie, société américaine dont je chéris les productions. J'ai joué à à peu près toutes leurs licences pour la simple raison qu'ils étaient à l'époque parmi les seuls à développer des jeux pour Mac.
Le PC avait Doom, le Mac avait Marathon, un FPS futuriste, avec des ennemis insectoides et un design sonore très caractéristique.
Marathon, Myth, Oni...
Ils ont aussi fait les jeux Myth I et II, un STR en vue isométrique. L'originalité du jeu était que vous commenciez chaque mission avec un certain nombre d'unités - dans un univers Heroic fantasy - archers, nains, soldats, berserkers... et que vous deviez arriver au bout du niveau avec au moins un survivant sans pouvoir en produire en plus. J'y ai beaucoup joué et une fois encore le travail sonore est resté imprimé dans mon esprit (les grognements des nains, la musique). Le jeu avait une partie multijoueurs qui permettait de jouer en ligne, pour peu que le modem ne crachouille pas trop. Épique.
Ils ont aussi fait Oni, un jeu japonophile dans un univers d'anticipation à la Deus-ex, infiltration et combat plutôt bien torché.
 
A l'époque, les magazines Mac étaient tout excités du projet de FPS futuriste que Bungie préparait. Et voila que Microsoft décide de se lancer dans la guerre des consoles et rachète la license Bungie pour sortir son jeu sur sa grosse boite noire.
Et Halo, combat evolved se retrouve propulsé fer de lance de la Xbox et pour le coup interdit de Mac.
 
Me disant que le mac était décidément maudit du jeu vidéo, je me suis acheté une Xbox - ma première console - et j'ai fait Halo. Et j'ai refait Halo. Et j'ai fait et refait le jeu dans toutes les largeurs au point de le connaitre quasiment par coeur.
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J'ai joué à tous les épisodes de la série, même les récents produits par 343 industries, même les spin-off ODST, les STR ou shoot them up sortis et j'avoue n'avoir jamais bien compris l'histoire.
 
De ce que j'ai compris le jeu commence dans les années 2550, l'humanité a colonisé d'autres planètes. Une de celles ci, semblable à la terre, s'appelle Reach (un quasi anagramme de Earth en anglais mais en français ça donnerait un truc comme "But" ou "Atteinte", un truc intraduisible quoi...). L'humanité est en guerre contre une confédération extra-terrestre, les covenants (en anglais "alliance"), constituée de soldats elites, de grognards, de rapaces, prophètes, chasseurs et autres brutes. Et vlan, les voici qui attaquent Reach. 
Un vaisseau humain (le Pillar of Autumn) parvient à quitter la planète en trombe, poursuivi par des ennemis et déboule au hasard de la galaxie (haaa les sauts hyperespace, ça marche un peu comme ça veut, hein...) à coté d'un anneau énigmatique, immense structure flottante, comme un gigantesque bracelet perdu dans l'espace.
 
Quid ? Qu'est-ce ? Bin c'est le fameux Halo tient. C'est ici que débute le premier jeu.
 
Déboulant dans l'espace, le capitaine du vaisseau (Keys de son petit nom) et l'intelligence artificielle qui les mène, une maitresse d'école en collants bleus appelée Cortana, décident de décongeler un super soldat qu'ils ont dans leur soute, un Spartan (un spartiate quoi...) sorte de soldat augmenté en super armure, increvable, très grand, captain america en scaphandre.
C'est le spartan n°117, John, appelé "major" traduction de Master-Chief. Bref, on va voir ce qu'on va voir vu que c'est vous qui l'incarnez, le spartan.
Le Pillar of autumn est pris d'assaut et vous commencez par essayer de foutre les covenants dehors avant de vous jeter dans une navette de survie éjectée à la dernière seconde. Echoué sur l'anneau (oui... il a une gravité, une atmosphère, des climats... bizarrerie physique mais bon, c'est le futur, hein..) avec Cortana hébergée dans votre armure, vous cherchez à comprendre d'où vient cet anneau spatial avec la voix de l'lA toujours dans les oreilles, sorte de Jiminy cricket du warrior.
halo_flood.jpgEt vous découvrez que c'est un dispositif antique qui a été créé par une civilisation disparue, les Forerunners (en français "précurseurs"). Mais l'histoire se complique avec l'apparition sur l'anneau d'une forme de vie étrange, un parasite (les Floods) qui pervertit les Covenants et les humains en en faisant des zombies parasites agressifs, un peu comme les parasites Zergs de Starcraft ou les facehugger d'Alien. Ça occasionne de jolies séquences flippantes, assailli par des nuées de méduses-champignons aux antennes roses, le spartan se dit que bon... ça serait cool de buter tout le monde. Et là, une intelligence artificielle propre à l'anneau, un "bibliothécaire", boule bleue, propose son aide au spartan. L'anneau est en fait une aaaarme (tadaaa) et elle peut détruire le parasite. Cool.
un spartiate contre l'alliance
 
Mais il faut actionner des trucs et des machins pour se faire. Bon. Ok. On suit ses instructions et au moment d'actionner le dernier bidule, Cortana nous hurle de ne pas le faire, Halo détruisant le parasite en tuant toute vie dans tout l'univers connu, humains et covenants inclus. Ça serait même comme ça que les forerunners auraient disparus. Bon sang... on a bien failli faire une grosse boulette.
 
Bref.
Je vous épargne le reste. Le master-chief se barre en détruisant l'anneau qui avait chez les covenants un statut d'objet divin.
Et le chef rentre sur terre.
D’ailleurs Halo2, tout aussi bon que son prédécesseur, commence dans une station orbitale de la planète bleue, le Chef reçoit des médailles pour la destruction de Halo. En parallèle - et c'est une des spécificités du second volet de la série - on y incarne la moitié du temps un élite covenant, dégradé parce qu'il a laissé l'anneau se faire détruire par le démon (le master chief, spartan 117, suivez bon sang !). Comme punition, les prophètes (espèces d'Ayatollah covenants) le mutent en Arbiter (Arbitre en français, ouais... chuis polyglotte moi), un super soldat kamikaze à leur service. Normalement il vit très peu longtemps mais comme c'est vous qui l'incarnez, en fait il va finir le jeu.
Et donc les covenants attaquent la terre, en fait ils y apparaissent à la recherche de quelque chose. Le master-chief saute dans l'espace-temps avec un vaisseau covenant et se retrouve à coté d'un AUTRE anneau.. bon d'là ! Hé oui, il y a plusieurs anneaux dans la galaxie, un réseau d'armes mortelles laissés par les Forerunners. Halo2 signe l'arrivée d'une nouvelle race de l'alliance covenant, les brutes, sortes de gorilles, qui luttent pour prendre le pouvoir des élites avec quelques manipulations politiques et luttes de pouvoir assez chouettes.
Halo3 reprend aussi cette base scénaristique et on se rend compte que la Terre est une ancienne planète Forerunner (si j'ai bien compris). L'action de ce dernier se passe en Afrique, c'est plutôt dépaysant quand on est habitué aux jeux qui se passent tous sur le continent américain. Un bon jeu aussi.
15 ans d'une série de jeux épiques et denses
Dans la série, Bungie produit quelques à coté : ODST, un jeu où on ne joue plus un Spartan mais des soldats d'un équipe d'intervention. Et Reach, un prequel qui raconte l'invasion de la planète humaine. On y incarne un jeune Spartan dans une équipe de veterans, finissant par la livraison de Cortana au Pillar of Autumn au moment de son décollage, donc juste avant le début de Halo1. Excellent jeu aussi.
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Et Bungie a souhaité abandonner la série, laissée au studio qui avait développé un STR sur la licence : 343 industries.
Dans Halo4 on voit apparaitre de nouveaux ennemis, les prométhéens, espèce cyborgs avec de jolis couleurs orangées, sans grand intérêt.
Mené par le nouveau studio et le marketing de Microsoft souhaitant valoriser sa série vache à lait, Halo devient un peu plus encore le gros blockbuster qu'il est devenu, appel marketing oblige, bardé de produits dérivés, jeux sans intérêt ou série télévisées. La partie solo des deux derniers opus devient un prétexte à une grosse campagne multijoueurs. Certes le tournant avait déjà eu lieu du temps de Bungie mais la vingtaine d'heures de jeu des deux premiers opus se transforme en 6/8 h pour les deux derniers en date. Je le regrette parce que ces parties multijoueurs n'ont pour moi aucun intérêt. Me mesurer à des jeunes cons ne m'intéresse pas, j'ai envie d'être transporté dans une histoire...
 
halo_mchief.jpgJe reste amateur de cette série, commencée en 2001, si vous avez une XBox One ou envisagez d'en acheter une, n'hésitez pas une seconde à prendre la MasterChief Collection, remaster HD des Halo 1 et 2 qui assureront des heures de plaisir pour une somme modique, les cinématiques ont été refaites et le tout est bien au goût du jour. Surtout qu'il contient aussi les opus 3 et 4 qui sont intéressants quand même.
Le 5, récemment sorti, est une belle réalisation technique mais ses accents testostéronés sont de plus en plus ridicules. Cortana y devient une bimbo psychopathe, loin de sa personnalité un peu sèche des premiers épisodes. Le mutique spartan 117 devient un sentimental à la voix grave, qui fait passer ses intérêts avant le bien commun... un peu incohérent pour un super soldat.
Mais bon, le jeu est de plus en plus formaté pour le on-line et on ne peut même plus jouer en coop en local sur le même écran... Les Spartans sont devenus des super héros qui jouent des muscles dans des cinématiques délirantes qui frisent le ridicule.
 
Les musiques, principalement créées par Martin O'Donnell et Michael Salvatori sont aussi mémorables, associant chant grégorien et jungle techno. Je vous conseille le thème principal joué au violon dans On a Pale Horse, la jungle trippante de Impend ou le minimaliste et flippant Devils... Monsters...

Si vous en avez l'occasion et que vous aimez les séries de jeu futuristes, n'hésitez pas. La direction artistique, le game-design, font de cette série une réussite au succès mérité...

Et avec ce long texte, vous avez quelques billes pour saisir un peu mieux l'histoire.
 
On pourrait parler aussi de Destiny, la nouvelle license Bungie dont je suis aussi assez amateur, même si comme toujours, une bonne partie du jeu m'est fermée pour cause d'incompatibilité avec le multijoueur. Mais ça sera pour une autre fois.

vendredi 23 octobre 2015

Goossens !

Parlons aujourd'hui d'un auteur qui m'est cher et qui me donne un peu l'impression, en étant dans le groupe de ses admirateurs, de faire partie d'une petite secte ou d'une sélection de happy-few comme les amateurs de Magma ou les membre de la confrérie de taste-andouille de Vire.

Je veux parler de Daniel Goossens.

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Déjà j'ai jamais su comment ça se prononçait : Go/sens ou Goût/scène mais j'ai toujours apprécié son travail, un incroyablement singulier assemblage d'humour associant sophistication extrême et grossièreté fulgurante, servi par un dessin d'un réalisme étonnant vu qu'il porte pourtant son lot de gros nez et de grotesque.

Daniel Goossens officie dans Fluide Glacial depuis quelques décennies, difficile de l'imaginer ailleurs - même si l'Association et les Humanoïdes Associés ont édité quelques planches.
Pourtant il n'est pas d'un abord facile. Je suis bien persuadé que certains lecteurs de Fluide passent ses bandes sans même les lire, rebutés par l'austérité de la chose : grisâtre, verbeux, momoche, pour aller ricaner dans les délires cartoonesques et priapiques d'un Edika ou d'un Coyote (paix à son âme), plus faciles et instantanées.
 
Et c'est tant pi pour eux.

Ils ne sauront peut-être jamais ce qu'ils ratent et finalement j'ai presque peur que ce génie de l'humour jouisse un jour d'une plus grande renommée tant l'appartenance à une petite élite de ses amateurs me semble confortable. J'aimerai pourtant prêter plus souvent ses livres à mon entourage et recevoir autre chose en retour d'un regard navré qui me fait comprendre que je suis descendu encore un peu plus bas dans l'échelon de leur estime.. et grand-gosse-qui-joue-aux-jeux-vidéo-et-lit-des-bédés, c'est déjà pas bien haut.

Certes le travail de Daniel Goossens a peu évolué depuis ses premières bandes. Le dessin s'est un peu simplifié mais on retrouve ces valeurs en lavis, ce dessin réaliste à peine caricatural, souvent gris, ces cases bavardes, avec globalement peu d'action et des cadrages très cinématographiques dans un sens classique.

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Depuis la vie d'Einstein - fausse biographie du génie de la physique - et l'encyclopédie des Bébés - chroniques diverses et hilarantes dont les bébés sont les personnages principaux, l'auteur s'est trouvé deux personnages prétextes à une infinité de délires parodiques : Georges et Louis.

Romanciers de profession - du genre à rédiger les notices de manuels d'équitation - le plus petit (Louis) rêve de révolutionner la littérature et se lance sans cesse dans des projets délirants, sortes de Bouvard et Pécuchet du XXe siècle.

Difficile de qualifier l'humour de Goossens, très parodique, mais pas d’œuvres précises ; mythes, contes, séries B, films catastrophe ou de science fiction, de la culture populaire accessible à tous - c'est à dire non savante, un travail de l'absurde et du non sens, des jeux sur les codes sociaux, les conventions, les stéréotypes. C'est une œuvre d'une belle profondeur, plus subtile qu'il n'y parait.

Je ne résiste pas à la tentation de reproduire ici une double page qui m'a fait hurler de rire, publiée dans le Fluide Glacial spécial Noël de 1996 où Goossens reprend les petits doodles gribouillés en salles de cours sur les Mexicains vus de haut, blagues visuelles à bases de dessins abstraits. Par exemple ceux-ci :

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Fig.1 : Un mexicain vu de haut qui fait du vélo.
Fig.2 : Trois mexicains vus de haut qui pissent contre un mur, celui du milieu raconte une histoire drôle et les deux autres rigolent.

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Le mexicain dessiné par le maître de la peinture espagnole de Goossens est bien sur le comble de l'absurde : en dessinant de façon réaliste un mexicain qui se fait cuire un œuf, le gag ne fonctionne plus que pour les andouilles hilares qui lisent et savent. Un sommet d'humour absurde a été atteint ici. Et je ne pense pas qu'elle ait été publiée en album, ce qui est bien dommage.

Essayez aussi de trouver ce génial dessin de couverture avec Jésus qui veut manger une hostie, brillant.

Alors oui, je ris un peu moins à ses récentes productions, le dernier album Combats comporte quand même quelques perles, mais si vous n'avez jamais lu sa géniale Encyclopédie des bébés, jetez vous dessus, les trois volumes ont été publiés en intégrale ce qui est pratique.

Il n'y a pas vraiment d'équivalent à Goossens, difficile de trouver donc un comparatif. Je serais tenté de le placer dans mon panthéon personnel dans une famille qui comprendrait René Pétillon, Gary Larson et Nicolas Mahler, pour des raisons différentes. On en reparlera.

Donc :
Lisez Goossens!

Vous avez ici une entrevue croisée Goossens - Poelvoorde assez intéressante à écouter.

samedi 12 septembre 2015

Carnet de santé foireuse

Bien sur j'avais entendu parler de la maladie avant. Quand on est comme moi en relation plus ou moins directe avec une centaine d'individus différents tous les ans il est bien normal qu'en dix huit ans d'enseignement j'ai eu quelques étudiants affligés par cette fameuse maladie de Crohn et les MICI (maladies intestinales chroniques), maladie encore peu connue qui atteint le colon et l'intestin. Deux ou trois si ma mémoire est bonne.

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Mais je n'ai pris conscience des enjeux de la maladie qu'à la lecture en 2010 de La Cordée du Mont Rose, BD de trente page parue dans le Vingt et Un (XXI) numéro 10 (1). Le dessinateur Olivier Balez y évoque la maladie de son frère Eric.

En trente pages le dessinateur évoque le diagnostic délicat, le traitement, la rechute, la descente et le retour à la vie d'un sportif combatif, le défi quotidien d'une personne fragilisée.

J'aime bien le dessin de Balez, j'avais adoré Wahid, son livre sur la guerre d'Algérie que je lisais volontiers à mes enfants, un traitement coloré et synthétique, didactique et efficace pour parler de la pathologie de son frère.

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Et ce qu'on découvre dans le récit est proprement effrayant : des personnes à qui on enlève la totalité de l'intestin et qui vivent avec des poches qui externalisent des fonctions normalement internes sans pour autant perdre de leur volonté de vivre même si parfois - et le récit l'évoque - le choix de continuer dans ces conditions est difficile.

Et voici donc un nouveau livre sur le sujet, dessiné par Remi Zaarour, Pozla, qui sort ces jours-ci chez Delcourt : Carnet de santé foireuse (2). La différence ici c'est que c'est le dessinateur qui raconte directement sa maladie en remplissant un carnet de croquis qu'il entame un peu avant son intervention chirurgicale.

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le livre exutoire d'un artiste maudit par ses tripes

Ce gros livre de 360 pages, de moyen format, presque carré, n'est cependant pas un fac-similé du carnet en question, seules quelques pages en sont extraites - signalées par un petit tampon et d'ailleurs assez repérables dans l'ensemble - mais elles font partie de ce travail d'analyse et de témoignage au travers duquel l'auteur se livre. Un récit structuré - et qui finit bien, je précise - avec le même schéma mais replacé dans un contexte plus actuel : diagnostics contournés, découverte tardive d'une pathologie avancée, intervention chirurgicale, rémission, rechute, reprise d'une vie active, découverte d'aides externes et de comportements alimentaires alternatifs. Et toujours le soutien actif d'une famille aimante.

pozla_extrait1.pngEt autant Balez était didactique et élégant, autant Pozla est viscéral et graphique. On ressent avec intensité les sensations qu'il décrit par le dessin ; souffrances, pressions, lassitude, angoisses... Rarement j'ai vu d'aussi terribles expressions de la douleur, maelstroms graphiques parcourus par des réseaux anguleux de couleur acides.

Le dessinateur se représente tantôt comme un magma organique dégoulinant et grouillant, semi-liquide, pesant, tantôt comme un phasme dégingandé, brindille velue au long nez.

Principalement en noir et blanc avec des rehauts de couleurs vives, le livre se lit d'une traite, alternant narrations strictement documentaire (mais toujours réhaussé d'autodérision) et délires cathartiques graphiques et symboliques.

Remi s'y livre intimement - qu'est-ce qui est plus intime que le dedans de son ventre et ses fonctions défécatoires ? - mais il laisse des zones d'ombres juste effleurées, avec une représentation de quelques rêves d'une étonnante précision et une psychothérapie en construction avec toujours le dessin comme exutoire.

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Quand on sait que rémi est également animateur - et pas des moindres, il a participé a ce qui se fait de mieux dans les productions récentes françaises, on lui doit notamment le superbe générique graphique du long-métrage Les Lascars ou la séquence de rêve dans le Chat du Rabin - on se rend compte aussi de l'utilisation de pas mal d'éléments séquencés : morphing, suites de dessins comme des dessins d'animation juxtaposés. J'ai horreur des amalgames BD/animation mais je dois dire que j'ai rarement vu comme ici une expression qui trahisse aussi bien la parentée.

Pourtant le livre est bien un livre - utilisant même les textes d'une belle façon, inadaptable en film comme il se doit d'être. Mais certaines pages semblent conçues comme des séquences.

Maéva - la femme de rémi - y a même sa page, trahissant une fragilité contraire à la force que rémi donne à voir. Et Billie - leur fille - a ses deux pages.

J'ai beaucoup aimé la justesse de l'observation : les problèmes de plomberie qui surviennent au même moment dans la maison, le transit de la petite, cette autodérision lasse et forcée, cette fameuse politesse du désespoir.

Depuis le boum autobiographique de la bande dessinée moderne (Harvey Pekar, Art Spiegelman et tant d'autres), les livres de témoignages médicaux en bande dessinée pourraient presque faire une catégorie à part dans les rayonnages spécialisés. On ne compte plus les témoignages sur les cancers, les grossesses à problèmes et autres pathologies.

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Je retiens peut-être parmi celles que je considère les plus réussies L'ascension du Haut-mal David B (3) évoque longuement (six volumes réunis récemment en une intégrale) l'épilepsie de son grand frère.

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Plus récemment Quand vous pensiez que j'étais mortMathieu Blanchin (4) évoque ses trépanations d'une manière assez poignante. Ce dernier me semble d'ailleurs avoir des points communs avec ce carnet de santé foireuse, dans les rapports à la médecine, les voies alternatives empruntées, la lucidité et la volonté de témoigner...

 

En tous cas Pozla nous offre une claque visuelle intense qui se lit la boule au ventre, difficile de ne pas rentrer en empathie avec ce garçon discret et talentueux maudit par ses tripes, un livre qui vous fait apprécier d'être bien portant.

Un livre vivant.

 

(1)Revue XXI n°10, printemps 2010, le site officiel de l'illustrateur Olivier Balez
(2)Carnet de Santé foireuse, de Pozla éditions Delcourt, septembre 2015, environ 35 euros. Delcourt propose pour la sortie quelques extraits et une micro interview du normalement peu bavard Remi.
(3)L'ascension du haut mal, de David B, l'association, 1996 - 2003, un monovolume est paru en 2011.
(4)Quand vous pensiez que j'étais mort, Mathieu Blanchin, Futuropolis, 2014