Bien sur j'avais entendu parler de la maladie avant. Quand on est comme moi en relation plus ou moins directe avec une centaine d'individus différents tous les ans il est bien normal qu'en dix huit ans d'enseignement j'ai eu quelques étudiants affligés par cette fameuse maladie de Crohn et les MICI (maladies intestinales chroniques), maladie encore peu connue qui atteint le colon et l'intestin. Deux ou trois si ma mémoire est bonne.

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Mais je n'ai pris conscience des enjeux de la maladie qu'à la lecture en 2010 de La Cordée du Mont Rose, BD de trente page parue dans le Vingt et Un (XXI) numéro 10 (1). Le dessinateur Olivier Balez y évoque la maladie de son frère Eric.

En trente pages le dessinateur évoque le diagnostic délicat, le traitement, la rechute, la descente et le retour à la vie d'un sportif combatif, le défi quotidien d'une personne fragilisée.

J'aime bien le dessin de Balez, j'avais adoré Wahid, son livre sur la guerre d'Algérie que je lisais volontiers à mes enfants, un traitement coloré et synthétique, didactique et efficace pour parler de la pathologie de son frère.

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Et ce qu'on découvre dans le récit est proprement effrayant : des personnes à qui on enlève la totalité de l'intestin et qui vivent avec des poches qui externalisent des fonctions normalement internes sans pour autant perdre de leur volonté de vivre même si parfois - et le récit l'évoque - le choix de continuer dans ces conditions est difficile.

Et voici donc un nouveau livre sur le sujet, dessiné par Remi Zaarour, Pozla, qui sort ces jours-ci chez Delcourt : Carnet de santé foireuse (2). La différence ici c'est que c'est le dessinateur qui raconte directement sa maladie en remplissant un carnet de croquis qu'il entame un peu avant son intervention chirurgicale.

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le livre exutoire d'un artiste maudit par ses tripes

Ce gros livre de 360 pages, de moyen format, presque carré, n'est cependant pas un fac-similé du carnet en question, seules quelques pages en sont extraites - signalées par un petit tampon et d'ailleurs assez repérables dans l'ensemble - mais elles font partie de ce travail d'analyse et de témoignage au travers duquel l'auteur se livre. Un récit structuré - et qui finit bien, je précise - avec le même schéma mais replacé dans un contexte plus actuel : diagnostics contournés, découverte tardive d'une pathologie avancée, intervention chirurgicale, rémission, rechute, reprise d'une vie active, découverte d'aides externes et de comportements alimentaires alternatifs. Et toujours le soutien actif d'une famille aimante.

pozla_extrait1.pngEt autant Balez était didactique et élégant, autant Pozla est viscéral et graphique. On ressent avec intensité les sensations qu'il décrit par le dessin ; souffrances, pressions, lassitude, angoisses... Rarement j'ai vu d'aussi terribles expressions de la douleur, maelstroms graphiques parcourus par des réseaux anguleux de couleur acides.

Le dessinateur se représente tantôt comme un magma organique dégoulinant et grouillant, semi-liquide, pesant, tantôt comme un phasme dégingandé, brindille velue au long nez.

Principalement en noir et blanc avec des rehauts de couleurs vives, le livre se lit d'une traite, alternant narrations strictement documentaire (mais toujours réhaussé d'autodérision) et délires cathartiques graphiques et symboliques.

Remi s'y livre intimement - qu'est-ce qui est plus intime que le dedans de son ventre et ses fonctions défécatoires ? - mais il laisse des zones d'ombres juste effleurées, avec une représentation de quelques rêves d'une étonnante précision et une psychothérapie en construction avec toujours le dessin comme exutoire.

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Quand on sait que rémi est également animateur - et pas des moindres, il a participé a ce qui se fait de mieux dans les productions récentes françaises, on lui doit notamment le superbe générique graphique du long-métrage Les Lascars ou la séquence de rêve dans le Chat du Rabin - on se rend compte aussi de l'utilisation de pas mal d'éléments séquencés : morphing, suites de dessins comme des dessins d'animation juxtaposés. J'ai horreur des amalgames BD/animation mais je dois dire que j'ai rarement vu comme ici une expression qui trahisse aussi bien la parentée.

Pourtant le livre est bien un livre - utilisant même les textes d'une belle façon, inadaptable en film comme il se doit d'être. Mais certaines pages semblent conçues comme des séquences.

Maéva - la femme de rémi - y a même sa page, trahissant une fragilité contraire à la force que rémi donne à voir. Et Billie - leur fille - a ses deux pages.

J'ai beaucoup aimé la justesse de l'observation : les problèmes de plomberie qui surviennent au même moment dans la maison, le transit de la petite, cette autodérision lasse et forcée, cette fameuse politesse du désespoir.

Depuis le boum autobiographique de la bande dessinée moderne (Harvey Pekar, Art Spiegelman et tant d'autres), les livres de témoignages médicaux en bande dessinée pourraient presque faire une catégorie à part dans les rayonnages spécialisés. On ne compte plus les témoignages sur les cancers, les grossesses à problèmes et autres pathologies.

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Je retiens peut-être parmi celles que je considère les plus réussies L'ascension du Haut-mal David B (3) évoque longuement (six volumes réunis récemment en une intégrale) l'épilepsie de son grand frère.

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Plus récemment Quand vous pensiez que j'étais mortMathieu Blanchin (4) évoque ses trépanations d'une manière assez poignante. Ce dernier me semble d'ailleurs avoir des points communs avec ce carnet de santé foireuse, dans les rapports à la médecine, les voies alternatives empruntées, la lucidité et la volonté de témoigner...

 

En tous cas Pozla nous offre une claque visuelle intense qui se lit la boule au ventre, difficile de ne pas rentrer en empathie avec ce garçon discret et talentueux maudit par ses tripes, un livre qui vous fait apprécier d'être bien portant.

Un livre vivant.

 

(1)Revue XXI n°10, printemps 2010, le site officiel de l'illustrateur Olivier Balez
(2)Carnet de Santé foireuse, de Pozla éditions Delcourt, septembre 2015, environ 35 euros. Delcourt propose pour la sortie quelques extraits et une micro interview du normalement peu bavard Remi.
(3)L'ascension du haut mal, de David B, l'association, 1996 - 2003, un monovolume est paru en 2011.
(4)Quand vous pensiez que j'étais mort, Mathieu Blanchin, Futuropolis, 2014