Je dois l'avouer, je suis un peu comme Watterson et Thompson, je préfère la fantaisie graphique d'Herrimann à la virtuosité de Winsor McCay. Le dessin pompier de cette sorte de précurseur du surréalisme m'a toujours laissé de marbre - comme le surréalisme d'ailleurs.
I feel the same in admiring but not loving Nemo. It's wonderfully imaginative visually, but I find the strip very thin. The setting is always more interesting than the characters.
Bill Watterson, The Art of Richard Thompson, sept 2013
Néanmoins, balise dans la bande dessinée internationale, pionnier du dessin animé, c'était bien le moins, passant par Cherbourg, que d'aller voir l'expo qui se tient encore jusqu'à octobre au musée Thomas Henry du centre ville.
L'exposition, conçue et organisée par le duo celebri-belgi-ssime Schuiten et Peeters, est perdue au fond du dernier étage du musée, après la salle des marines et sculptures du XIXe. Elle commence par une petite contextualisation du dessin de bande dessinée aux États-Unis au début du XXe avec des planches de McManus ou de Rudolph Dirks.
On a ensuite une introduction aux dessins de Winsor McCay avec ses deux principales séries d'avant Nemo : Little Sammy Sneeze et Dreams of the Rarebit Fiend. Dans la première, toujours en demi-planches on a les débuts du caractère répétitif et du principe de déclinaison, un petit garçon qui finit toujours par éternuer et déclencher des événements.
Dans le second, McCay va décliner de manière incroyable un univers de cauchemars, de rêves démesurés et délirants. Le titre a été traduit en français en "Cauchemars des amateurs de fondue au Chester". Dans le Nord, on connaît bien le Welsh "Rarebit", spécialité locale par le biais de la proche Angleterre. Le Rarebit est une tranche de pain recouverte de fromage fondu (du Cheddar en fait). Winsor McCay imagine donc les rêves agités de personnes qui ont abusé d'un plat trop riche pour les laisser dormir tranquillement sur leur digestion. Cette série sera encore plus riche que celle de Nemo, comportant plus de 900 planches quand Nemo en accumule 546.
Elle préfigure aussi Little Nemo in Slumberland par la fantaisie incroyable des situations imaginées.
L'expo est riche de planches originales, d'impressions originales (les couleurs étant réellement faites à l'impression sur les indications de l'auteur) et de projections d'extraits des films de McCay, avec quelques uns de ses derniers dessins de presse.
Elle est bien explicitée par de courtes vidéos de Benoit Peeters ou François Schuiten qui contextualisent la vie du dessinateur.
Alors certes McCay était virtuose, c'était même un phénomène de foire au sens qu'il a gagné sa vie en dessinant dans des parcs d'attractions, même au sommet de sa renommée il a fait des spectacles où il dessinait en direct, c'était un performeur hors du commun, un petit homme d'un dynamisme incroyable. Il possédait à la perfection l'art de la perspective à deux ou trois points de fuite. On mesure en faisant cette exposition ce que le reste de l'art populaire lui doit, de Moebius à Miyazaki en passant évidemment par Schuiten ou par Disney et Plympton. Machines volantes, changements d'échelles, animaux fantastiques, villes labyrinthiques, poésie visuelle...
On est bien sur frappé par le sens de la mise en page des pages géantes de Little Nemo, hélas difficiles à reproduire car supportant mal la réduction. J'ai été frappé par la technique graphique de McCay, sa manière d'encrer de manière très lâchée, presque négligente dans la finesse avec ce trait plus épais qui fait ressortir les personnages et la profondeur des décors et structure la planche. La "négligence" des textes m'a aussi frappée, les bulles étant souvent mal formées, les textes collés aux bords comme si leur place était improvisées dans une surface où tout semble organisé.
L'utilisation des techniques d'impression est aussi incroyable, utilisant la séparation quadrichromique, isolant parfois le petit Nemo, seul sur la couche noire, exploitant les trames comme Chris Ware le fera, faisant des effets avec l'aide des techniciens des imprimeries des journaux.
Je n'ai pas compté mais l'expo rassemble une bonne vingtaine de planches originales, plein format. L'originalité c'est aussi que l'expo est sonorisée, de petites enceintes placées au dessus des planches diffusent une musique composée spécialement pour l'expo par Bruno Letort, des carillons tintinnabulant ou des boucles de percussions discrètes qui ajoutent à l'expérience et accompagnent la visite.
Avec l'expo Thomas Nast que nous avions vue l'an dernier à Strasbourg au Musée Tomi Ungerer, on mesure la virtuosité des dessinateurs américains, maîtres dans la représentation réaliste, exprimant avec force les principes allégoriques, les espaces à bâtir, jouant des proportions humaines. J'y vois comme une filiation avec Scott McCloud et son Sculpteur récent ou avec Chris Ware évidemment et son oeuvre si atypique. Pas forcément toujours ma tasse de thé mais bon sang que ça fait plaisir de voir tout ça en vrai !
Ma question c'est pourquoi à Cherbourg ? Certes les commissaires font le lien avec les voyages transatlantiques partant de Cherbourg pour relier l’Amérique mais perdue dans le nez du Cotentin, ce petit bijou d'expo mériterait de se nicher dans une capitale, Paris ou Bruxelles. J'espère que le matériel pourra circuler un peu pour prolonger et élargir son public, elle le mérite et je la revisiterai avec plaisir, ma visite ayant été un peu bousculée par la pause repas du personnel.
Un luxueux livre géant a été édité, 590€ pour les amateurs, sinon le petit catalogue disponible à cinq euros reprend les textes explicatifs des vidéos et des cartels, conçu par Bernard Mahé, célèbre collectionneur de bande dessinée, éditeur et galeriste. Tout à fait suffisant.