Je termine (il était temps) la lecture réjouissante (je dirais même euphorisante) du fameux Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet (Zones, La découverte, 2016). Je pense sincèrement que ce livre mérite d’être lu à bien des titres.

Comme un certain nombre de réflexions me sont venues à sa lecture, je me décide à rédiger cette petite note.

Si la partie historique introductive du livre est assez synthétique, il me semble qu’elle aborde le cas des procès de sorcellerie de façon un peu biaisée. Pour m’être renseigné un peu sur le sujet je voulais nuancer quelque peu certains passages.

  1. Page 13, l’autrice parle de “crime de masse” pour qualifier les exécutions de sorcières. Elle évoque pourtant 11 pages plus loin une estimation moyenne de 100 000 victimes sur près de trois siècles en nuançant avec les victimes non recensées. Les spécialistes évoquent souvent ce chiffre pendant la période allant de 1480 et 1560, “l’âge d’or” des procès en sorcellerie en Europe peuplée alors d'environ 65 millions d’habitants (l’article de Wikipedia donne 60 000 comme estimation des victimes).
    Si on rappelle que 10 à 15% des victimes étaient des hommes, il me semble un peu exagéré de qualifier une pratique systémique de crime de masse, même si ces victimes sont plus nombreuses dans la même période que les exécutions pour tout autre accusation (hérésie, vol, etc.). La brutalisation des conflits de l’époque et les guerres de religion auront fait dans des périodes similaires bien plus de victimes
     
  2. Si la thèse de l’autrice est que ces femmes ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes (indépendantes, fortes, âgées, isolées, etc.), il serait intéressant de contrebalancer des cas d’exécutions d’hommes tués parce qu’ils étaient des hommes. Tout au long de l’histoire, quantité de massacres ont été opérés sur des hommes triés dans la population, lors des grandes invasions, des sacs de ville, des guerres, (Rome, Brescia, plus récemment Nankin ou même Srebrenica), pas forcément parce qu’ils étaient des soldats ou des guerriers mais parce qu’ils avaient le potentiel de le devenir. Il n’est évidemment pas question de compter des points ou de comparer les sexes sur leur taux de victimisation surtout que l'oppression des femmes a pris bien d’autres chemins.
     
  3. L’autrice omet de préciser que 50 à 60% des accusateurs des sorciers et sorcières étaient des accusatrices. Beaucoup de procès sont intentés par des femmes contre d'autres femmes. Si la sororité en pâti, l’accusation n’est pas toujours le fait d’hommes (même si évidemment les juges et les bourreaux le sont). Comme la pratique superstitieuse baigne les sociétés de l’époque, ce sont même parfois les guérisseuses qui sont accusées de sorcellerie par leurs ancien·ne·s client·e·s sur des motivations bien humaines de jalousie ou de rivalité.
     
  4. On oublie que parfois, baignant dans cette société superstitieuse, les femmes et les hommes accusés de sorcellerie étaient parfois convaincus de leurs propres pouvoirs et donc de leur culpabilité. Guérisseurs, rebouteux, l’usage des sorts, breuvages ou autres pratiques magiques, invoquant même parfois les saints de l’église.Cela n’excuse en rien les persécutions qu’iels ont subies mais relativise la gratuité des accusations.
     
  5. Pas de trace non plus dans le livre des figures féminines “magiques” positives contemporaines à celles des sorcières. Fées, magiciennes, muses, allégories féminines diverses, saintes… C’est d’ailleurs l’époque du développement du culte marial, un symétrique de femme parfaite (elle ne fait pas l’amour et se voue à son enfant) en opposition à la sorcière. Ces figures sont certes souvent asexuées, sages, soumises, dociles, moins glamour, mais elles existent. Tout comme existent à cette époque des femmes de pouvoir, nobles, reines, guerrières - bien qu’en petit nombre.
biais de confirmation ?

Ces oublis me paraissent relever du “cherry picking” ; recenser les faits qui vont dans le sens de sa démonstration en omettant ceux qui la tempèrent.

J’ai trouvé aussi un peu troublant dans le livre le mélange des sources (très nombreuses) citées dans le livre, qui accumule pêle-mêle des anecdotes, des propos rapportés, des sources historiographiques et des œuvres de fiction. S’il est indiscutable que les séries télévisées ou les romans expriment les préoccupations et mentalités de l’époque qui les voit naître, cumuler parfois dans un même paragraphe des citations historiques et fictionnelles me paraît déconcertant voire manipulateur, pour le moins parfois anachronique.

Tout comme qualifier de “haineux” les portraits de femmes par des peintres du XVe (p. 36) me paraît injuste ; Metsys a représenté dans son œuvre plus d'hommes grimaçants que de femmes (souvent élégantes et à égalités des hommes) et les allégories de Baldung ne me paraissent pas particulièrement à charge.

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Hans Baldung, Deux sorcières et les trois âges de la vie, portraits "haineux" ?

Enfin il y a quelques références anti-nucléaires à la fin du livre et un positionnement vaguement anti-science qui me dérangent un peu.
La sorcière est définie comme la femme d’expérience, qui manipule avec efficacité plantes et remèdes en opposition à une médecine défaillante. Certes, à l’époque de la Renaissance, le principe médical du Primum non nocere - d’abord ne pas nuire - était largement galvaudé, mais décrire la sorcière, la guérisseuse, comme détentrice d’un savoir astrologique et magique gênant pour la médecine masculine me semble du même niveau que celles et ceux qui voient de nos jours dans le “paysan” le détenteur d’un savoir séculaire immuable et sage, oubliant que ces paysans sont également les vecteurs de superstitions, sources magiques, cycles lunaires et chouettes clouées sur les portes de granges.

Pour quelques spécialistes, les procès en sorcellerie étaient le moyen pour la société de la Renaissance de se débarrasser des superstitions médiévales pour aller vers une culture chrétienne plus universelle. La peur qui s’installe enseigne la réserve et la “raison” (la raison religieuse) dans les parties reculées de l’Europe. Cette chasse aurait donc eu une valeur civilisatrice et aurait été le prix à payer pour avancer vers une société moderne.

Heureusement, Sorcières… , ne se veut pas une référence historique sur les procès en sorcellerie. Si c’est un point de départ, c’est surtout une analyse symbolique sur le regard contemporain porté sur les femmes, sur les féministes qui osent revendiquer une place d’égalité mais aussi sur les femmes âgées et le rapport à l’image de la femme diffusée par les médias et la publicité.

patriarcat et anti-conformisme

Si j’ai aimé ce livre c’est surtout parce que je m’y reconnais.
Parce que son sujet me semble surtout l’anticonformisme.
Parce que la sorcière incarne un courant de pensée qui rejette une pensée dominante, un modèle normatif.

Moi qui ne me suis jamais reconnu dans les modèles masculins véhiculés par la société mainstream, qui n’aime ni le foot ni les voitures, qui n'ai aucun esprit de compétition, artiste bobo amateur d’opéra et de musique punk, fils d’une femme, père d’une femme, enseignant d’un public à 80% féminin, je trouve rédigé dans ce livre un ode modeste et spirituel à la bizarerie, au rejet de la normalité.

Alors que ce “conformisme réactionnaire" (que je substituerais volontier au terme de “patriarcat”) est maintenu autant par des hommes que par des femmes (l’autrice y cite beaucoup de femmes réactionnaires au féminisme tout comme elle cite beaucoup d’hommes qui y sont favorables) ce livre me semble dénoncer de façon jubilatoire la soumission des femmes à une norme comportementale et esthétique dont il me paraît nécessaire de se débarrasser.

conseils bibliographiques

A mon humble avis, tous les centres de documentation mériteraient d’avoir au moins ces références dans leur fond :

- Les culottées (deux volumes) de Pénélope Bagieux : portraits de femmes de toutes époques, une vulgarisation qui permet de pallier la lacune de modèles féminins dans le savoir collectif. C’est drôle, élégant, dynamique et réjouissant. Nécessaire même.

- Ces hommes qui m’expliquent la vie de Rebecca Solnit, réflexions sur la relation du savoir et des femmes. Écrit juste après qu’un homme lui ait fait une leçon ampoulée sur un sujet dont elle était experte, l’autrice s’interroge sur le fait qu’elle se soit mise à douter un bref instant, sans aucune raison, juste parce que le rapport de subordination était porté par le contexte culturel et sexué.

- King Kong Theory, autobiographie de Virginie Despente, reflexions féministes, récit brutal et intelligent qui évoque le viol, le fait d’être une femme dans une société agressive, mais aussi la prostitution dans une sorte de manifeste court et facile à lire.

- et enfin Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet, décrit ici.