Il fallait que ça m’arrive.

En fait je suis même assez étonné que ça me soit arrivé si tardivement dans l’histoire de ce projet. La “tornade de fèces”, la shitstorm sur le réseau social qui s’en est fait la spécialité : Twitter.
Rétrospectivement je trouve que je m’en sors sans trop d’éclaboussures, même si j’ai fait l’erreur de répondre aux messages quand tout le monde me conseillait de laisser la tempête passer.

Qu’est-ce qui m’a été reproché ?

Une personne, essayiste, salariée d’une entreprise de modération d’internet - si j'en crois sa fiche wikipedia - découvre le livre HorrorHumanumEst et la série, un an après sa fermeture. Elle est manifestement choquée par le ton du livre, certains termes et images semblent la heurter: la machette sur la planche de stickers (mais pas le fusil d’assaut ni le sexe coupé), et certaines figures de styles quand j’évoque le génocide au Rwanda et les camps de la mort nazis.

Le livre la fait tiquer aussi sur un point précis : dans un paragraphe de 142 mots (sur un total de 34 834 mots que compte le livre), sur une page d’annexes, après les cinq pages traitants du génocide rwandais de 1994, la mention d’un rapport de l’ONU évoquant des représailles du pouvoir rwandais sur des Hutus réfugiés au Zaïre qui sont qualifiés de crimes de "génocide".

Une affaire évidemment complexe, soulevée encore récemment.

Ce rapport existe bien, ces massacres aussi - même s’ils ne sont pas comparables en ampleur et en méthode au génocide des Tutsis du Rwanda, ce mot de “génocide” est bien cité maintes fois dans ce rapport mais il m’est reproché de lui donner du crédit.
J’ai cité le rapport pour placer le génocide dans une perspective globale, comme souvent, pour souligner que les massacres ont des origines et des conséquences, me fiant évidemment à cette institution qu’est l’ONU.

Or, c’est une évolution historiographique que j’ignorais sur cette affaire, ce rapport et le terme de double-génocide (ou contre-génocide que j’ai utilisé comme titraille de ce paragraphe) est mis en avant par des négationnistes du génocide.
Je ne pense pas que quiconque puisse dire ou écrire que des centaines de milliers de Tutsis n’ont pas été massacrés en 1994, les faits se sont passés quasiment devant les caméras et les témoignages sont nombreux. Que des personnes cherchent à relativiser les faits, les minimiser ou les mettre dans une perspective plus large, parfois pour se défendre des accusations qui pèsent sur eux est certain. Mais personne ne nie les faits. Or le terme négationniste est celui utilisé en Histoire pour qualifier la contestation ou la minimisation de crimes contre l’humanité.

Le Négationnisme est une des pires accusations qui puisse être faite dans le contexte d’un travail qui traite d’Histoire.

Qu’il me soit balancé comme ça dans un tweet, devant 30 000 abonnés, un vendredi après-midi a évidemment quelque chose d’assez infamant.

J’avoue que ma connaissance est loin d’être parfaite sur le sujet - qui peut se targuer de connaître parfaitement le sujet du génocide rwandais si controversé et dont certains faits restent encore inconnus ? - mais la personne qui me fait ces critiques n’est pas plus spécialiste que moi.

Je reconnais volontiers la maladresse d’ailleurs - comme toutes celles qui m’ont été faites auparavant. J’ai écrit l’épisode en 2012, deux ans après l’écho médiatique de ce rapport de l’ONU (Le Monde, Libération, L’Express, pour ne citer qu'eux) et les discussions et recherches sur le sujet ont fait leur chemin depuis. J’aurai dû faire preuve d’un peu plus de prudence, utiliser comme je l’ai fait dans l’épisode animé le point d’interrogation dans le titre “contre-génocide ?” et préciser qu’il y a une accusation négationniste qui pèse sur ces faits.

Mais si ce paragraphe est maladroit, il n'est pas factuellement faux et je n’ai donc pas spécialement de reproche à me faire, ce que j’ai exprimé aussi humblement que j’ai pu dans les réponses que j’ai formulées au tweet initial.

police du style et du bon goût

Mais ce qui m’est aussi reproché - peut-être surtout d’ailleurs - c’est le “style” du livre, sa tonalité.

L’utilisation d’euphémisme dans le texte, d’ironie, de litotes, la tonalité sarcastique globale de la série semble être insupportable à certains. Qu’on puisse mettre dans le même livre l’histoire de génocides et des exécutions ou ce que l’initiatrice du premier tweet qualifie de “faits divers”.
Quand j’utilise une litote dans mon texte c’est pour provoquer un effet inversement proportionnel. Dire que le génocide rwandais était “efficace” c’est évidemment odieux quand c’est pris au premier degré.
Mais c’est aussi un qualificatif réaliste si on se réfère au ratio des morts et du temps qu’il a pris.

Le mot cherche donc à provoquer l’indignation, comme le reste du livre.
Ne nous y trompons pas, HorrorHumanumEst est bien un livre d’indignation sur la capacité de l’humanité à provoquer l’horreur.

Celles et ceux qui pourraient y lire une fascination ou pire une admiration pour ces sujets manquent sérieusement de bon sens. Ce qu’il est à mon avis difficile de soupçonner quand on lit le livre...
Bon.

Il s’agit d’un désaccord de style en somme, l’intention n’est pas mise en cause, même par l’instigatrice de l’invective.
Sauf qu’elle se permet de me prêter des intentions d’humour déplacé, me prétant ces paroles : “et alors j’ai mis un bruit de pet quand il a dit “nazi” on a trop rigolé”. Comparer l’ironie - une figure de style permise par notre magnifique langue - à l’humour scatologique de salles de garde, évoquer les gaz intestinaux sur le sujet des camps d’extermination ?
Je ne sais pas qui a l’humour le plus à propos...

Car oui, j’assume le côté grinçant de cette série.
Je l’ai déjà dit maintes fois, elle cherche à toucher ceux que les discours lisses endorment, elle cherche à synthétiser des faits pour tous ceux que l’Histoire ennuie - et ils sont nombreux.

Parler de sujets graves le regard baissé, les sourcils en accent circonflexe, le ton digne, plein d’une feinte compassion de circonstance et le petit doigt sur la couture du pantalon m’emmerde.

Je crois que les quatre années de recherches diverses et les quelques milliers de pages de lecture m’ont permis d’aborder les sujets que j’ai traités dans mon livre avec une certaine honnêteté, que j’en ai fait une synthèse satisfaisante. Que les corrections que j'ai intégrées au fur et à mesure ont permis de clarifier et rectifier les quelques erreurs - minimes pour la plupart.

Mais oui, je le dirai toujours : je ne suis pas spécialiste !

Ce qui ne veux pas pour autant dire que je suis ignorant comme certains ont pu le déduire.

Et j’ai utilisé un style qui ne plaît pas à tout le monde.
Je constate ici, une fois de plus et comme beaucoup, que malgré les belles images placardées en 2015 sur tous les réseaux sociaux, tout le monde n’est pas “Charlie".

effet de meute

Ce qui m’a le plus fasciné dans la mécanique du réseau c’est l’effet produit par le message initial.
La remarque sur le paragraphe paraît légitime et je l’ai prise comme telle.

Mais quand elle est faite de façon ostentatoire par une personne lue par plus de 30 000 abonnés, c’est comme un appel à la réaction.

Sur ce média, s’exprimer c’est partager son indignation à l’ensemble de ses followers.

Et l’émotion est contagieuse, surtout que celles et ceux qui lisent et sont abonnés à une personne le sont souvent parce qu’elles ou ils font confiance à son jugement ou apprécient ses prises de parole.

Passons sur le tutoiement (qui me gêne toujours) tout de suite adopté par les personnes qui ont répondu au tweet initial, j’ai reçu un flot d’insultes et d'invectives aggressives à la suite de ce message.

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Se voir traiter de Gros blaireau, d’ordure, de fumier, de con, de tête pleine d’eau ou d'abruti de manière totalement gratuite par des personnes que je ne connais pas, qui ne me connaissent pas, qui n’ont pas lu mon livre, ne sont pas plus expertes que moi mais jugent une démarche sans la connaître sur le simple fait d’une critique vague m’a semblé pour le moins choquant.

Surtout quand ces remarques glissent sur mon physique, mon genre ou même mon patronyme… J’ai eu l’impression de devenir une sorte d’épouvantail déshumanisé. Je savais que c'était courant sur Twitter, mais le vivre vous fait ressentir la chose différemment.

La publication des épisodes sur YouTube m’a exposé pendant près de quatre années à des insultes variées, j’ai été traité de connard, de gauchiasse, d’anti-communiste, l’Histoire est un sujet un peu clivant, c'est le jeu.

Je n’ai été inquiet que quand la véracité de ce que je racontais était remise en cause.

Sur Twitter c’est bien l'honnêteté de ce travail, en pleine période difficile pour moi, qui m’était reprochée, qui m’a ébranlé et empêché de dormir pendant quelques nuits. Et je comprends assez mal le profit de ces justiciers qui pensent que leur avis est infaillible et supérieur aux autres, qui croient analyser avec pertinence le travail de six années en deux coups d’oeil, résumer une critique à une poignée de mots et se permettent d’activer leur influence calomnieuse sans remords, participant un peu plus à ce climat de violence, de harcèlement, d’insulte, comme si le fait de se trouver sur ce média autorisait à le faire subir aux autres parce qu’on peut le subir soi-même.

J'ai eu l'impression de prendre conscience en un weekend du fond du livre de François Cusset sur les nouvelles formes de violences.

Se défendre devant un flot qu’il est difficile de lire intégralement, qui fait des rameaux, des copies, est quasiment impossible. Parce qu’exprimer une défense en 280 signes relève du défi, surtout qu’au moindre écart de vocabulaire vous êtes cloué au pilori et déclenchez un nouveau flot de réactions.

légitimité

Le dernier reproche qui m’a été adressé par contre m'indigne vraiment.

Selon la horde, il faudrait être “expert” d’un sujet pour le vulgariser.
Et plus je refléchis à ce postulat, plus je le trouve idiot.

Qu’on me reproche de n'être pas au dernier fait de la recherche je veux bien l’admettre. Mais faire une synthèse (1’30 sur ma série vidéo, cinq pages illustrées dans mon livre) ne réclame pas d’avoir un doctorat sur les sujets traités.
Certains m’ont même reproché de risquer de devenir une référence biaisée ce qui me semble complètement dément. Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu "il était une fois l’homme" cité dans les bibliographies de travaux d’historiens !

Un livre de vulgarisation reste une entrée dans le sujet qu’il traite. Jamais une référence de quelque manière que ce soit.

C’est même à ça qu’il sert.

Que les sujets soient traités avec sérieux et exactitude est évidemment une nécessité, qu’il bénéficie quand c’est possible de l’éclairage de spécialistes est un plus. Si je ne l’ai pas fait c’est par manque de moyen.
J’ai quand même fait ce travail de vérification et de correction avec le plus de sérieux possible.

Par expérience je sais même que souvent les “spécialistes” d’un sujet sont les pires vulgarisateurs : ils le connaissent trop pour être capables d’aller à l’essentiel, de le simplifier.
L’intervention d’un spécialiste de la vulgarisation permet d’optimiser la pensée, de choisir un angle précis, de l’adapter à un auditoire.
Nier cela c’est mettre au panier TOUTE la vulgarisation des musées, des vidéastes, des livres grand public.

Au panier les culottées de Pénélope Bagieu qui ose traiter en BD de biographies sans l’aide d’historiens ? Au panier Tu mourras moins bête de Marion Montaigne qui fait ses propres recherches sur des sujets scientifiques et ose utiliser des personnages de la pop culture pour les mettre en scène ? Au panier les Radium Girls de Cy ? La petite histoire des colonies d’Otto et Jarry qui font revivre le général De Gaulle ou Yves Mourousi ? L’intégrale de C’est pas Sorcier ? De Karambolage ?… Toutes ces oeuvres qui m'ont tant appris et enchantées ?

Soyons sérieux.

La vulgarisation est un métier, de metteurs en scènes, de comédiens, de graphistes, d’auteurs et d’autrices.

Que les chercheurs cherchent, publient, soient lus et que leur travail soit mis à disposition du public par des gens qui en ont les capacités.

c'est fini ?

J’ai quand même été soulagé de voir le flot s’éteindre petit à petit en moins de 48h, preuve probablement que ce qui m’était reproché était assez ténu. Je me rends même compte à posteriori que certains tweets ont été supprimés.

Ce qui est sûr c’est que je vais modifier le paragraphe incriminé pour l’édition qui sortira en librairie, je l’ai déjà fait sur le site officiel de la série. Mais tout ce stress, cet épandage d’agressivité alors qu’une simple remarque - neutre, même pas forcément bienveillante - dans un message privé aurait suffit, ça me dépasse un peu.

Et moi qui ai peur de Twitter, je me retrouve restrospectivement à faire le ouin-ouin sur mon blog, en bon cis-homme blanc depressif. Mais comme j'ai toujours eu le complexe de l'imposteur, peur de l'illégitimité, mon autodénigrement me crie bien fort à l'oreille "bien fait".