“Sombre con”, je le suis probablement.

Sombre c’est à peu près sûr.

dark
Je crois être imbibé depuis toujours d’une tristesse sourde, comme une odeur de clope ou de friture, ce qu’on appelait avant un tempérament mélancolique, lié probablement à ma lucide vision de la vacuité de l’existence, à la malfaisance de l’humanité et à la place que j’ai dedans - dérisoire, mais voilà : j’en suis. Ça me fait ricaner d’ailleurs, souvent.
Politesse du désespoir, bla bla...

Depuis longtemps aussi la masculinité dont on commence seulement à mesurer la toxicité. Je suis de ces hommes blancs hétéros nantis qui font le problème de l’espèce, sa culture malsaine et malfaisante, prédatrice.
Pour autant je n’avais jamais fait l’expérience de la déprime. Des phases de découragement, des petites crises, oui, mais pas la charbonneuse, la visqueuse, l’abyssale, dépression.

Attaché aux règles de vie que je m'étais données, à ce chemin rassurant, modélisé sur une existence de conventions, à un onanisme anxiolytique, à la diversité de ces passions créatrices qui m’ont longtemps occupées, anesthésiées peut-être ? J’étais même complètement démuni - mais compatissant - quand je me retrouvais face à des personnes dépressives, pas loin, comme beaucoup, de penser qu’il suffisait d’un peu de volonté pour s’en sortir. Un peu comme le dessinateur Blutch parodiant les conseils de Lacan dans les marges de Fluide glacial : “bombez le torse, faites du sport”, ça passera.
Être heureux, “pour donner l’exemple”, toussa.

Mais, au moins, je connaissais les symptômes.

Alors quand je me suis retrouvé à perdre le sommeil, l’appétit (avoir 18 kg à perdre n’était-il pas déjà un signe ?), à pleurer à n’importe quel moment de la journée - moi qui pleurais très rarement -, à m’alcooliser avec constance, à ruminer des idées noires, j’ai eu suffisamment de lucidité pour les reconnaître, ces signes.
À comprendre que cette fois, c’était pour ma pomme. Que ma personnalité basée sur la discrétion, la retenue, le refoulement, devrait forcément passer par une phase de bilan, d’analyse, de soin.
Que la vigilance que je me plaisais depuis toujours à porter aux autres, peut-être à mes dépends, je devais la rediriger vers moi-même et probablement, en conséquence, délaisser l’attention que je portais à mon entourage pour essayer de comprendre comment me faire du bien, à moi.

Pas simple quand on ne s’aime pas.
Quand on a pour son propre reflet, croisé par hasard dans une vitrine, une grimace de dégoût, quand on se sent indigne de toute attention.

ne plus vouloir se faire aimer
pour cause de trop peu d’importance
être désespéré
mais avec élégance

Ces paroles de Brel (Avec élégance, inédit du dernier album, réédité en 2003) résonnent en moi depuis que je les ai entendues. Et en ces moments plus encore. “Cinquante ans c’est la province”. Tu m’étonnes.

lost

Comment décrire cet état ?
Pour moi c’est un sentiment d’infini. Mais pas celui - émouvant - qui vous étreint devant un paysage de montagne, ni cet infini grisant d’un espace sans fin dans un casque VR, ni même celui, vertigineux, abstrait, des mathématiques, de la géométrie ou de l’astronomie.
C’est plutôt la sensation physique d’être perdu, de n’avoir devant soi que des horizons inatteignables, où que porte son regard. Si lointains qu’aucun mouvement, aucune translation ne saurait les faire se rapprocher. Perdu sans avoir envie de bouger. Impuissant. Ne plus savoir pourquoi bouger d’ailleurs, à quoi bon ? Puisque tout est hors de portée. Le découragement.
Sans la possibilité de recevoir d’aide des personnes qu’on aime. Se sentir seul, et moche, et con, et tellement stupide, imparfait, nuisible.
De peu d’importance...

Forcément on se demande pourquoi ?
Et donc on essaie d’analyser.
Pour essayer de comprendre, j’ai cherché, comme beaucoup, l’aide de spécialistes. “Fais-toi aider”, le conseil magique.

shrink

J’ai testé trois psy. Trois hommes.
Le premier était jeune mais compatissant. Une attention qui semblait sincère, pas mutique - c’est déjà ça -, empathique. Mais un peu frustrant. Et cher.
Le second était le stéréotype du psychanalyste, professeur Nimbus aux cheveux gris et ébouriffés, grave, savant, dont l’intérêt s'éveillait quand je lui parlais de mes rêves, me disant en blaguant que c’étaient “les cinquante premières années” de la psychanalyse qui étaient les plus dures. Lol.
Le troisième était un psy-sexologue infatué. Il a passé notre première séance (après m’avoir posé un lapin), à lister toutes ses qualités, ses diplômes, à me dire combien il était génial, à partager des anecdotes de ses autres patients (ce que j’ai trouvé un peu malaisant et pas très professionnel), à me dire combien tous les autres psy avaient tort et lui raison. Une personnalité que j’ai trouvé désagréable mais qui me paraissait digne de confiance, s’appuyant sur des faits scientifiques, des sources. Mais un peu brusque. Faisant des schémas sur des petits bouts de papier, expliquant tout par les sécrétions hormonales, des statistiques. C’était aussi le moins cher.

J’ai conservé le second pour une consultation hebdomadaire par une sorte de convention idiote, baignant dans la psychanalyse depuis ma jeunesse comme une bonne majorité de français éduqués, le plus cher, mais ça fait partie du traitement, n’est-ce pas ?

En parallèle de ce “travail” sur moi-même, mon médecin traitant m’a mis - à ma demande - sous antidépresseurs. Si j’ai été perturbé par les effets secondaires de ce traitement, j’ai progressivement senti un mieux. Une sorte d’anesthésie émotionnelle, familière. Une légèreté embrumée mais confortable.
Les émotions qui me paralysaient, me troublaient au point de trembler, de chialer comme un môme, sont devenues plus faciles à dompter. J’ai pu reprendre mon habituelle distance, m’élever au-dessus de mon épaule, comme dans un Third Person Shooter, et me juger avec un peu plus de miséricorde et de bienveillance. Ce n’est pas ta faute, couillon, si tu n’es pas appareillé pour accepter de tomber amoureux, pour accepter de décevoir, de déplaire, de faire du mal aux autres, d’être un vieux porc lubrique. Mais il te faut l’accepter même si ça fait mal. Tu es vieux, la vie est courte, que désires-tu ? Continuer une vie conventionnée, rassurante mais désespérante, ou tenter la solitude pour la première fois de ton existence. Être libre, au prix probable d’être perdu ?

free ?

Je teste. J’apprécie certaines facettes de cette solitude. Moins d’autres. Toujours incapable de provoquer le désir. Irrité par les applications de rencontre, stériles et nocives. Et de toute façon finalement convaincu que mon système d’exploitation intime ne peut envisager l’amour sans amour. Cheh.
J’ai arrêté de voir le psy au bout d’un an et demi, ayant calculé que je lui avais versé l’équivalent de 3000€ pour un bénéfice assez discutable, et probablement peu lié à ces séances d’une demi-heure. Me demandant à chaque visite ce que je pourrais bien lui dire, cette fois, ayant passé en revue les motifs classiques d'auto-apitoiement.
J’ai noté sur un post-it que j’ai affiché chez moi la dernière question qu’il m’a posée : “de quoi voulez-vous vous libérer ?”. J’y songe parfois sans avoir de réponse. Y en a-t-il seulement une ?
Peut-être que ce n’était pas le bon psy. Combien faut-il en essayer en fait ?

J’ai arrêté les antidépresseurs quand je me suis senti stabilisé.

Un an et demi après, j’en reprends.
Mon médecin m’a dit que c’était assez classique, cette rechute.
C’est rassurant de se sentir normal, en un sens. De faire partie de cette population de consommateurs de psychotropes, ce mal bien français, ça doit être l’âge aussi. J’espère que je ne passerai pas le reste de mes jours avec ces comprimés à avaler tous les matins mais je me sens trop fragile pour refuser cette aide.

Ce texte est resté deux ans sous forme de brouillon.
Ça n’est pas un appel à l’aide, je vais mieux, merci. Je m’excuse de sa crudité et de son caractère impudique mais je crois que c’est important de dire à celles et ceux qui souffrent que les traitements existent et permettent de se sentir mieux.
J’ai regretté de ne pas avoir pris d'antidépresseurs plus tôt. D’avoir vécu des mois sur une corde raide à planifier ma sortie, à négocier tous les jours avec moi-même le droit de rester en vie.
Ça va faire quatre ans maintenant.

La vie est probablement belle, malgré tout. Avec espérance.