Premier billet critique des ratiocinations.
Je voulais mettre à plat ici une réflexion qui m'est venue souvent à la vision des quelques séries et films que j'ai pu voir, livres que j'ai pu lire ou jeux que j'ai pu jouer ces dernières années, excusez si c'est un peu brouillon.

Le postulat de départ est le suivant : il y a très peu de serial-killers dans le monde réel alors qu'ils sont hyper-représentés dans les œuvres de fiction.

A la vision de la première saison de True Detective (1), par ailleurs assez brillamment réalisée et jouée - on est bien d'accord, ne m'abreuvez pas d'insultes tout de suite - j’étais très énervé par ce fantasme de la société secrète pédophilo-sataniste (on n'est pas si loin du pédo-nazi qui fait tant pouffer internet) qui se cache dans des bas-fonds fangeux avec l'appui et la complicité de la haute société, perverse et manipulatrice (quoi, je spoile ?)...


Grrr.

Je suis fatigué par ce gloubiboulga complotiste : ces fantasmes illumina-tati et autre conneries de templiers sous-marins. C'est tellement crétin que ça entache l’œuvre et ses autres qualités. Moi ça me gâche le spectacle.
 
[object Object]

Le vrai scandale n'est pas tant l'existence réelle de telles sociétés - extrêmement rares dans l'histoire (2) - que leur incroyable multiplication dans les œuvres fictionnelles : jeux vidéos, livres policiers, films et séries sont remplis de tueurs en série pervers et de sociétés secrètes manipulatrices et meurtrières à un tel point qu'on pourrait penser que c'est un phénomène courant et commun.
 
Et il n'en est rien.

Ne venez pas me dire que c'est normal qu'on ne les connaisse pas vu qu'elles sont secrètes, si vous - lecteur, permettez que je vous vouvoie - avez été un tant soit peu organisateur d'une activité collective humaine, vous savez combien le monde est rempli d'inertie. Association, groupe de rédaction, collectifs.. pour faire bouger d'un iota un collectif ça demande des efforts considérables. Le cul, la religion ou le fric arrangent peut-être un peu l'enthousiasme initial mais une société secrète active, meurtrière et discrète, j'ai du mal à y croire.
J'aime bien rappeler cette citation de Yourcenar (3)
 
Vous vous exagérez la duplicité des hommes,
la plupart pense trop peu pour penser double.

Oh que oui.

Si on s'en tient à des statistiques au doigt mouillé pour les seuls États Unis : "seulement" un petit millier de tueurs en séries, psychopathes ou illuminés ayant tué plusieurs personnes ont été recensés au XXe siècle. Il y a bien sur eu des tueurs en série en France ; le Dr Petiot, l'Adjudant Chanal et autres Landru. Mais le fait qu'ils soient le sujet d'un culte macabre outre atlantique rend les données plus faciles d'accès.
Si on remet ce chiffre, certes incomplet - après tout il doit y avoir un certain nombre de ces tueurs qui n'ont jamais été recensés ni trouvés - à la hauteur de la population du pays, 300 millions pour la situation actuelle, mais sur tout le XXe, disons trois générations, environ 600 millions (selon les courbes de wikipedia, il y avait 80 millions d'américains en 1900 mais il y a eu des vagues massives d'immigration au début du siècle) ça nous fait un tueur pour 600 000 personnes.
Alors que vous avez une chance sur 70 000 de mourir par une morsure de serpent (chiffres de 2012, 100 000 morts par morsure pour 7 milliards d'habitants). Et il y a pourtant infiniment plus d’œuvres de fiction sur les tueurs humains que sur les serpents...
 
Je sais que ma démonstration est bancale, surtout qu'il faudrait quantifier les victimes plus que les criminels. Je sais aussi que ce qui intéresse les auteurs et scénaristes c'est de dépeindre l'âme humaine. Le tueur en série est en ce sens un motif scénaristique qui interpelle le spectateur, bien plus que l'état psychologique d'une vipère cornue.
surenchères de scénaristes cherche voyeurisme morbide de spectateurs
 
tombraider_bloodbath.jpgNéanmoins je soutiens que les déviations mentales et autres perversions se situent statistiquement plus chez les scénaristes que chez les psychopathes. Parce qu'on est bien d'accord, il y eu des tueurs en série très "créatifs", qui ont boulotté, découpé, équarri, leurs victimes avec un certain sens de la mise en scène, Dahmer (4) pour n'en citer qu'un, mais ça n'est rien en regard de l'incroyable créativité des scénaristes qui vont cumuler chez un seul tueur les perversions de tous, revoyez le Silence des Agneaux (5) par exemple, film qui a fait date dans le culte macabre et fantaisiste.

La banalisation de ces horreurs dans le jeu vidéo me semble avoir également atteint un incroyable paroxysme. Dans le premier Tomb Raider de Square Enix, on voit l’héroïne nager dans une mare de sang qui dégouline de charniers géants. Une piscine de sang frais (ça coagule le sang).. Quand on sait qu'il y a six litres dans un humain moyen, l'équivalent d'un gros saladier.. bon, je ne vais pas plus loin dans la recherche logique... Dans le Mad Max d'Avalanche, jeu que je suis en train d'explorer à l'heure où j'écris ces lignes, le décor est bardé de cadavres frais, démembrés, de baignoires de bidoche humaine sanguinolente... Sans rapport avec l'histoire, juste "décoratifs"... Alors que par ailleurs ces deux jeux sont vraiment chouettes...
 
madmax_corpses.jpg

Franchement... A quoi ça sert ? Le jeu n'en est pas meilleur, ni plus beau, ni plus violent, ni plus intense... Il contribue par contre à le réserver à un public mature alors qu'objectivement, en tant que jeux d'exploration et de baston, ils seraient accessibles à des ados.
 
Ces phénomènes d'escalade arrivent à imposer une sorte de norme de l'abjection, ça sera à qui proposera le plus d’effets, de sang et de fantaisie dégueulasse. Et fatalement on en devient blasé. Blasé d'horreur.
Je sais bien que le réalisme n'est pas un concept compatible avec le domaine du jeu (encore que j'aimerai bien voir un jour un jeu où un personnage se casse le tibia en tombant d'une chaise ou meure à la première balle), mais qu'il soit aussi souvent absent du cinéma et de la télévision me fait dire que tout cela contribue à ce sentiment de violence latente. Certes l'excès inverse serait tout aussi énervant, mais bon, je ne serais pas contre l'idée qu'on revienne à un peu de modération en la matière.
Je ne demande pas que le cinéma hollywoodien fasse du Rohmer ou du Sautet, je ne suis pas en train d'écrire que la violence rend violent, j'ai juste l'impression qu'on perd un peu de notre capacité à nous offenser, que cette surenchère atténue notre capacité de nous indigner alors qu'inversement, la vraie violence, celle de la vraie guerre, des soldats défigurés, des gamins qui se vident de leurs tripes, des corps décomposés, est presque totalement absente de nos écrans(6).
Les deux sont liés probablement.
 
C'est de la morale ? Ouais, peut-être.
 

scenaristes.png

Image de Plonk & Replonk, qui ont parfaitement moqué le fantasme complotiste avec ce montage de la société secrète "qui tire les ficelles". Les images du jeu MadMax sont de moi, mais pas celle de Tomb Raider que j'ai chopée sur le net.
(1) True Detective, première saison, scénarisée par Nic Pizzolatto et réalisée par Cary Fukunaga, HBO, 2014, 8 épisodes d'une heure
(2) Marguerite Yourcenar, L'oeuvre au noir, 1968. Évidemment on notera sous la plume de Yourcenar une ironie dans cette affirmation, elle la place dans la bouche du capitaine, le militaire brutal, pas dans celle de Zénon, l'humaniste persécuté.
(3) Wikipedia en propose une liste. Bien sur on pense au Klan, à la Mafia ou à des sociétés plus inoffensives comme les Francs-maçons..
(4) Jeffrey Dahmer, lire à ce propos l'article Wikipedia et surtout l'excellent livre Mon ami Dahmer, de Derf Backderf, éditions ça et là, 2013
(5) Le silence des Agneaux, réalisé par Jonathan Demme, 1991 déjà... scénario de Ted Tally, d'après le roman de Thomas Harris
(6) A ce propos, le livre War Porn du Photographe Christoph Bangaert, que je n'ai pas lu